Ouvrages récompensés par le Prix Servais
1998
Laudatio de Frank WILHELM
Mesdames, Messieurs, Chère José Ensch,
La circonstance qui nous réunit ce soir a été magistralement évoquée par une femme écrivain du XVIIP siècle, qui débute un de ses romans par le récit du couronnement solennel et antiqui-sant d'une poétesse de génie, fêtée lors d'une cérémonie au Capitole, à Rome. Il s'agit évidemment - vous l'aurez reconnue - de Corinne, l'héroïne éponyme du roman de Madame de Staël, paru en 1807. C'est le prince Castel-Forte, "grand seigneur romain le plus estimé par son esprit et son caractère", qui prend la parole pour faire l'éloge de la poétesse.
Si je puis - toutes proportions gardées - me comparer à lui, j'aurais tendance à dire que sa tâche était plus facile que la mienne. Non pas que la poétesse que nous honorons aujourd'hui manque de qualités et de réussite par rapport à sa consœur préromantique - bien au contraire. Mais l'Italie, telle que la décrit Germaine de Staël, la comparatiste avant la lettre, est un pays de vieille culture où ce type "d'honneurs rendus à une femme" est chose communément admise et comprise, les Italiens considérant comme "intérêt national" "le mérite littéraire portéà un certain degré'".
Malgré la sympathie que doit nous inspirer la remise du Prix de la Fondation Servais, nous sommes loin encore, en Luxembourg, de reconnaître la primauté de la poésie par rapport à d'autres formes d'expression artistique. Cependant, les femmes luxembourgeoises, à l'image aussi d'Anise Koltz, récente lauréate du Prix Apollinaire à Paris, enrichissent considérablement notre scène culturelle.
Le chant des choses
Au sens étymologique du terme, poésie signifie création, ce qui rapproche cette activité éminemment humaine des privilèges de la divinité. Mais qui dit création, suppose aussi un point de départ, un néant à partir duquel s'exercera le pouvoir démiurgique, pour le moins structurant, du poète. Celui-ci a souvent été considéré comme un être humain à part, doué de facultés magiques, quasi surnaturelles, en tout cas bien éloignées des qualités pragmatiques requises par la vie active. Voilà du moins la stature du poète dans l'Antiquité.
Les temps modernes, et notamment le romantisme, ont redécouvert ce statut à part du poète comme mage inspiré par les mystères de la Nature, tout en lui assignant un rôle social non négligeable, celui de témoin des malheurs du moment et de prophète d'une vie meilleure. Il en
est résulté une double orientation possible pour le poète: soit tournée vers la vie pratique et s'exprimant à travers un lexique et une syntaxe conformes aux usages ordinaires et délivrant un message univoque, à l'image de la prose; soit tournée vers une utilisation quasi mystique du langage arraché à l'urgence sémantique de la vie triviale et se distinguant du parler tribal par une tessiture spirituelle résolument innovatrice, la poésie.
C'est cette deuxième voie qu'a choisie José Ensch, dont le quatrième recueil, Dans les Cages du vent, a paru aux éditions Phi, illustré par des dessins de Marie-Paule Schroeder3. C'est ce livre qui a valu à son auteure le Prix Servais 1998.
Dès ses premiers recueils, José Ensch s'inscrit dans une perspective dynamique, où le projet d'écriture se réalise à travers des images de lumière, d'élévation, de projection: la poésie est moyen d'accès à des sphères insoupçonnées du commun des mortels, mais la transcendance ainsi offerte est immanente à l'homme. Professeure de français, née à Luxembourg, José Ensch se révèle d'emblée comme poétesse des plus hautes exigences, forgeant une langue drue, hermétique, où seul l'amour du Midi et du soleil apportent du répit. C'est seulement après avoir passé le cap de la quarantaine qu'elle consent à faire paraître son premier recueil, L'Arbre, aux éditions Simoncini à Luxembourg.
Edmond Dune en personne, avec lequel sa poésie entretient de secrètes affinités, a trouvé ces mots pour caractériser cette première tentative: "L'arbre a de multiples ramifications dont les thèmes majeurs sont l'amour, la mer, la mort, avec enracinement profond, l'enfance, ce qui me frappe également chez elle, c'est la force, la percussion des images tracées en longues laisses parfois claudéliennes. "3
Ce premier recueil introduit sur le mode encore narratif certains thèmes qui vont devenir conducteurs, comme l'enfance à reconquérir, les cicatrices infligées par la vie, la présence des éléments, le cycle des saisons, les espoirs ténus, la hantise de l'azur:
" // y eut un temps pour l'osier qui ploie quand les lilas frais penchaient sur le berceau II y eut un temps pour les grandes orgues du soleil et les lentes faucheuses d'espérances
Vinrent les mains du secret le temps du plein jour leurs ailes parlaient de la source leurs âmes d'une terre lointaine
Et puis il y eut le temps sans autre temps
la conscience et le miroir
le temps ailleurs
6 le toit bleu de cette demeure
ce jour sans nom qui n'advient pas"4.
Désormais le ton est trouvé, José Ensch écrira une poésie concrète, dense, mais où il est très délicat de vouloir à tout prix trouver des références précises à la réalité. Elle récidive en 1985 en publiant son second recueil, Ailleurs... c'est certain:
"Le passereau des songes est là
goût d'eau vive
grès uni de la cruche
chevaux contents sur la balançoire
Au sommet du souvenir
dans ses hautes frondaisons
la crête des vagues
la mer à pleins poumons
avec tes beaux cheveux sur l'écume
et le poids des épis d'autrefois"1'.
José Ensch a aussi l'esprit de géométrie, puisqu'elle a intitulé son troisième recueil: Le Profil et les ombres. Elle y dialogue avec certaines instances d'elle-même:
" Toi ma déshérence
pointée vers mes vastes terres en friche
oiseau rêvant d'un unique abattu
qui pourrait à tes yeux rendre toutes les forêts"6.
" Chaque écrit est une autobiographie manquée, dans le sens où, en psychanalyse, un acte peut l'être." Ou encore, pour éviter de tomber dans le piège des métaphores: "Orphée n'est pas loin. / Le regard qui fait disparaître ce qu'il regarde./Le mot qui fait disparaître ce qu'il dit." Ces mots de Jean Portante7, autre poète, valent particulièrement pour José Ensch, dont les poèmes convoquent véritablement une lecture sur les traces de Breton et de Freud, tant ses métaphores sont arrachées au sens commun et immergées dans le rêve de l'inconscient.
José Ensch a opté pour un langage poétique charnel, plastique, où la fonction expressive l'emporte - et de loin - sur la fonction communicative. Si l'on peut assigner comme objectif au poète de "donner un sens plus pur aux mots de la tribu", elle semble en plus vouloir donner à ces mots souvent très simples un sens généré par des connotations enfouies dans son moi le plus intime. Ses poèmes, généralement sans titre, où les images se pressent, hardies et péremptoires, font songer à une certaine peinture contemporaine, souvent non-figurative, mais où un motif transparaît comme à travers un voile qui invite à un déchiffrement progressif.
Dans sa préface au recueil Le Profil et les ombres, Gisèle Prassinos présente José Ensch comme fluviale et tellurique, et il est vrai que sa poésie, fuyant l'anecdotique et le futile, est tout entière tournée vers l'essentiel, vers les matières élémentaires, comme l'osier, la terre cuite, le végétal. Son souci d'authenticité lui fait choisir tout aussi naturellement les objets les plus humbles - un morceau de pain, une pomme, un verre d'eau - pour les charger de significations latentes, dégagées de tout souci d'exotisme. José Ensch nous dit ses colères, ses révoltes, ses regrets, ses nostalgies de pureté et d'enfance perdue. Cela fait songer bien des fois à la poésie, pourtant beaucoup plus dépouillée dans les moyens, d'Edmond Dune, d'Anise Koltz ou de Nie Klecker. Dans les derniers recueils, un thème émerge, comme obsessionnel, celui de la déshérence, emblématique sans doute d'un certain désarroi existentiel, pour le moins d'une quête déchirante d'identité.
La compacité des images accolées, leur côté ésotérique, mallarméen, rend aléatoire toute assignation de sens par trop précis. On peut cependant isoler certains champs sémantiques, comme le sens de l'éphémère, le goût de l'hospitalité, l'attirance vers l'absolu. Souhaitons-lui que sa poésie de haute solitude trouve le public capable de la suivre " jusqu'au faîte de l'apnée ", pour reprendre un de ses mots.
Avec Dans les Cages du vent, elle touche à la plénitude de son talent peaufiné par des années d'ascèse. Ce seul titre annonce cette même volonté de concentration sur l'essence, en faisant abstraction du factice, de l'accidentel. Enfermer le vent dans des cages, belle image pour méta-phoriser toute entreprise poétique, où il s'agit de donner forme au fugace, de bichonner l'immatériel, de produire des "haleines tressées" (p. 17), un peu à l'instar d'Anise Koltz qui a publié jadis ses Souffles sculptés".
Cela ne va pas sans artifices de langage, ce que José Ensch, parlant d'elle-même, appelle ses "ruptures de construction". Son demier recueil se compose de sept sections, dont la première s'intitule " Les augures somnolent ". D'autres sont dédiées au souvenir de Rosemarie Kieffer ou à l'enfant romain danseur d'Antibes. La poésie de José Ensch, qui a fait du Sud de la France sa seconde patrie, tourne autour de ses thèmes majeurs comme: le pouvoir des mots, les souvenirs d'une enfance transfigurée, les volutes du temps, les métaphores chevalines et marines, le monde en déshérence, le Midi avec ses paroxysmes d'ombres et de lumière, les images de feu et de volcans en fusion, le voyage symbolique fait par l'enfant-poète, roi-pêcheur en quête de lui-même (p. 15).
La création poétique est descente aux enfers: " et l'enfant est l'oeuf qui descend au centre du feu/ où tonitruent et rutilent les mots " (p. 72), avec de soudaines explosions de beauté pure,
1 Madame de Staël, Corinne ou i'haiie; voir l'édition présentée, établie el annotée par Simone Balayé, Pam, Gallimard, * Fol kl ", 1985.
2 J. Ensch, Dans tes Cages du vent. Poèmes, Echternaeh, éd, Phi, collection " G.R.A.P.H.LTJ ", en coédition avec l'Orange bleue éditeur et l'Institut grand-ducal de Luxembourg, 1997. 160 pp.
3 Cité par Paul Lanners, " La situation de la poésie de langue française au Luxembourg % dans Ciïerwer Literaturdeeg 1985 26. a 27.
Oktober am Schiass, édite par le Ministère des Affaires culturelle^ l'Administration communale et le Syndicat d'Initiative de Clervaux, 1986, p. 42
4 J. Ensch, L'Arbre, Luxembourg, éd. Galerie Simoncitii, 1984.
5 J- Ensch, Ailleurs ... c'est certain, Luxembourg, publ. de Sa Section des Ana et des Lettres de l'Institut grand-ducal, 1985. * J. Ensch, Le Ptpfit et tes ombres, préface de Gisèle Prassinos, Troyes, Librairie Bleue éditeur, 1995
7 Allocution à l'occasion de la lecture publique de J, Ensch au Centre culturel français de Luxembourg, le 20.01.199Ê.
8 Luxembourg, éd. Guy Binsfeld, 1988.
comme cette évocation d'un espace matinal: " Et puis cette aube /dans le clair de ton temps/ rien qu'elle/fontanelle plus grande/que le ciel " (p. 39), ou tel vers qui pourrait se suffire à lui-même: " un pré musclé de verte gravité" (p. 75). Dans la section V, " Le temps déchiré", surgit la mort, associée au chiffre sept, elle reviendra souvent, notamment dans la section VII, dans la pièce la plus sombre et en même temps la plus sereine, qui rappelle à la fois Villon et Brassens: " Madame la mort/à nulle autre pareille " (p. 150). L'existence est, de toute façon, soumise au tournis: " Que tourne le temps sans merci sur des gonds de / vertige " (p. 12), ou: " Le temps alors/ songeait à faire la toupie/sur la pointe d'un seul pied " (p. 17).
L'intertextualité et les citations implicites étant à la littérature ce que les fonds de sauce sont à la haute cuisine, le plus tentant, pour le lecteur ébloui par la virtuosité coruscante de la poésie de José Ensch, est encore de lui rendre justice en la rapprochant d'illustres confrères. Comme dans chacun de ses recueils, je crois pouvoir trouver en effet dans son dernier des échos rim-baldiens, du Bateau ivre en particulier: " Ô tams-tams délayés des troupeaux " (p. 19), " Ô les tempêtes brodées dans les festons marins " (p. 62). (Notons au passage la prédilection de la poétesse pour ce type d'exclamation à la fois admirative et résignée.) On pense pouvoir y déceler des souvenirs de Breton: " La terre ne ferme plus /sa taille est noire comme son oeil... " (p. 19). Du Rimbaud encore: " // a vu des visages, des choses tournant le dos / des élans dévoyés, des cadrans de pluie comme /de grandes larmes ", ou: " II a ramassé dans la poussière des hélices perdues/ subi affronts et tortures " (p. 23), ou encore: " Et les pays allaient à la mer / d'embruns voilés et de brumes " (p. 143). Certains sites évoqués, à travers leur sémiotique autiste, font songer aux Paysages de la trentième année, d'Aline Mayrisch-de Saint-Hubert'.
Comme Marcel Noppeney s'est représenté sous les traits du Prince Avril, José Ensch s'incarne sous forme de l'enfant qui part pareillement à l'aventure, à travers la lecture, à travers les spectacles de la Méditerranée, en déniquoiseau10 d'espaces sidéraux: " l'enfant-Hermès sur les chemins d'une longue/table " (p. 69), " l'enfant au regard de puits " (p. 70); " et l'enfant se penche sur le puits de ses/propres yeux " (p. 128). Toute poésie est toujours, aussi, spéculaire et narcissique.
Elle-même cite explicitement Saint-John Perse comme référence: " l'enfant veut qu'on le peigne sur le pas de la /porte " (p. 158) et on devine que Supervielle doit avoir hanté l'esprit de l'auteure. Dans un tel rituel poétique, Pégase n'est pas loin: " Mais cette pensée dévouée aux chevaux/dans le vent " (p. 128). Le petit cheval de Paul Fort, que Georges Brassens chantait si bien, trotte également dans la tête de la poétesse: " Petit cheval suspendu / dans le vide / Parenthèse, petit cheval [...] Petit cheval d'allégeance " (pp. 159-160).
L'alchimie du verbe
Le recueil, finalement, ne dirait rien d'autre que la démarche du poète qui avance, dans le labyrinthe des mots et des choses, grâce aux écritures, " ces signes voyageurs " (p. 73), tout à l'image de " l'enfant Septentrion - qui vient du Nord ? - qui parut deux jours au théâtre
d'Antibes, dansa et plut " (p. 113). Tribulation, errance, cheminement initiatique qui débouche, non sur un paradis bondieusard, mais sur un espace autrement consolant, qu'Edmond Dune, commenté empathiquement par José Ensch, n'aurait pas renié: " des terres apatrides " (p. 160, dernier vers du recueil).
Mesdames, Messieurs,
Admirons avec quelle aisance notre lauréate développe, à des altitudes vertigineuses, une vision toute singulière, tout intime de l'univers. Dire que sa poésie se contente d'être musicale, comme une sonate", ne me satisfait pas, encore que d'écouter l'auteure elle-même déclamer ses vers de sa voix chaude et grave peut révéler des splendeurs rythmiques et sonores insoupçonnées.
Même si ce n'est pas le rôle des poètes - pas plus que des peintres - de s'autoélucider, les grandes figures du surréalisme - Breton, Éluard - ne perdent rien à bénéficier d'une explication pointilleuse. L'écriture de José Ensch est de la même trempe et on souhaiterait disposer de quelques balises - ne serait-ce que de l'un ou l'autre feuillet manuscrit permettant de reconstituer la genèse de telle pièce - pour une exploration plus fouillée, afin que, lecteur, on arrive à décoder du sens là où, visiblement, du sens a été encode, mais selon une clé qui lui échappe. Malheureusement, le Centre national de littérature ne dispose pas encore du legs littéraire de José Ensch, dont les chutes feraient le bonheur de plus d'un dilettante des rimes.
Des repères, José Ensch en loge, d'après ses propres dires, dans certaines répétitions, certains mouvements " en spirale ", surtout dans les longs poèmes. Mais on risque de surinterpréter des images ou de passer à côté de choses qui paraissent essentielles à l'auteure, qui accorde une large part à l'esprit de l'air, volatile par nature.
A défaut d'une exégèse globale, on peut s'approcher du sens d'un tel écrit à la suite des structuralistes, en le déconstruisant, en jetant un regard derrière les coulisses de la création. Très manuelle, José Ensch, qui admire l'art nègre, pratique le collage et entend la poésie comme une " espèce de bricolage majeur "n. De nombreux critiques - et des plus prestigieux - s'y sont montrés sensibles, de Robert Sabatier, qui a publié au Figaro littéraire" une pièce de Dans les Cages du vent, à Alain Bosquet (1919-1998) qui, peu de temps avant sa mort, admirait chez sa consœur luxembourgeoise " une musicalité sans faille " et "l'immersion dans le rêve "". Claire Anne Magnés voit dans le recueil éolien de José Ensch " le récit d'une aventure intérieure": celle d'une enfance qui s'imprègne peu à peu de légendes, de culture, d'histoire. S'y devinent bergers grecs, rois bibliques, images chrétiennes, tours et tournois médiévaux."^ Côté luxembourgeois, Frank Kirsch note que les cages du vent décrivent " le dialogue entre la conscience des limites et l'aspiration vers l'infini "ls. Michel Raus, qui souligne la connivence entre la
9 La Nouvelle Revue française, septembre 1911.
'^ J'emprunte le ternie à Victor Hugo, qui désigne par là tel enfant qui paît à la recherche de nids d'oiseaux à piller.
1 ' Voir i ce sujet Paul Kremer, " Poésie : José Ensch. Le vent mis en cage ", Le Jeudi, Luxembourg, 18.12.1997.
12 Déclaration faite à Sylvie Flammang lors de rémission Schwaarz op Wâis, Radio-socioculturelle, 06.02.1998.
13 Ls Figaro littéraire, 13.03.l»8.
14 Alain Bosquet, * José Ensch, La révélation poétique ", Le Figaro littéraire, Paris, 08.01.1998.
15 " Dans les cages du vent' avec José Ensch ", Francophonie vivante, Bruxelles, n° 1, mars 1998, p. 23.
16 " Les 'sommets' de Jgsé Ensch ", Forum fir kritesch Information iwer Politik, Kultur a Relioun, Luxembourg, n° 182, Mära 1998, p. 182.
11
poétesse et cet archipoète que fut Edmond Dune, voit dans le titre du recueil un programme
d'action poétique: " Befreiung aus alten Sinnkäfigen "".
De la voix à la voie
De son propre aveu, les plus anciens souvenirs de prime enfance de José Ensch concernent deux expériences sensorielles déterminantes pour sa sensibilité poétique: le jeu d'ombre et de lumière sur un balcon éclairé par le soleil se déplaçant, et le bruit alternativement clair et sombre des hochets garnissant son landau. Depuis lors, les paroles sont pour elle associées aux conditions particulières de l'éclairage, à l'ambiance chromatique de leur production, et leur alchimie passe par leur re-création sensorielle. Voilà l'origine de la voix qui, très tôt, a fasciné José et qui, au départ, n'était que sensation. Cette voix a mis quelques années avant de prendre une coloration linguistique, le choix du français étant lié pour notre lauréate à sa rencontre avec une famille française voisine, dont les enfants sont devenus ses amis18.
Si José Ensch, malgré un contexte socioculturel peu favorable aux envols lyriques, a résolument suivi la voie royale de la poésie, c'est que le besoin d'obéir à la voix interne t'a emporté sur le prosaïsme ambiant. Écrire de la poésie, c'est un moyen d'adhérer à soi-même. Entre l'enfant et le poète, tous les deux neutres, asexués, en tous les cas indéterminés, de mystérieux échanges opèrent.
Bien qu'elle se soit livrée, de concert avec Gisèle frassinos, au jeu des cadavres exquis", son écriture est loin d'être automatique. Si le premier vers d'un poème est souvent, comme disait Valéry, un cadeau du ciel, la création, chez José Ensch, passe par une genèse difficile, par une série de corrections et d'autodafés. Aussi est-elle amenée à tailler dans le vif. L'écrit doit résister victorieusement à l'épreuve de l'oralité et tout à l'heure vous aurez l'occasion de vous rendre compte à quel point elle a ciselé ses textes dans ce que Haubert, dans sa correspondance, appelait son gueuloir. Même si le poème peut paraître sémantiquement obscur - sans jamais être abscons -, on sera sensible à l'extrême rigueur de son phrasé.
La poésie ainsi entendue et pratiquée doit peu à la contingence matérielle ou à la providence divine, c'est un exercice de haute voltige, elle n'est jamais cri brut, mais toujours décantation gagnée sur l'effervescence et la germination du vécu. Ce vécu, avec son poids de névrose et de misère, qui sous-tend beaucoup des vers de José Ensch où la tonalité assombrie semble déteindre sur les moments de jubilation dont la rareté n'est que plus exaltante. Avec une telle discipline, faite d'incessants retours sur soi-même, il ne faut pas s'étonner que notre auteure, à part quelques excursions dans la critique littéraire, comme l'ouvrage qu'elle a consacré à Gisèle Prassinos en collaboration avec Rosemarie Kieffer20, se réserve totalement pour la poésie. Elle le fait dans une vie seconde, parallèle, son existence civile étant entièrement consacrée à sa vie familiale et à son métier d'enseignante. Les vacances, pour cette professeure charismatique, sont le moment de la mise en forme poétique, de l'ascension vers les cimes des mots21, vers " une autarcie poétique "22.
Mesdames, Messieurs,
En somme, pour paraphraser un mot célèbre, José Ensch illustrerait une définition sous forme de question-réponse lancée jadis par Raymond Queneau:
" - La poétesse aujourd'hui? - Une dame tranquille, qui, le soir, terrorise le langage. "23
Merci, José, et nos cordiales félicitations pour ces frissons maîtrisés.24
" " 'Soudain ces grands gestes muets'- Einfälle zum Gedichtbuch Tans les cages du venf von José Ensch ", Journal, Luxembourg, 6/7.12.1997. 18 Déclaration faite à Jean Portante lore de l'émission Visitekaart, Radio-sodoeullurelle, 23,03.1997.
" Spécialiste de poésie surréaliste, ]. Ensch a consacré sa dissertation littéraire de l'examen pratique de l'Enseignement secondaire luxembourgeois â Gisèle Pîassinos, dont elle est devenue l'amie.
20 A l'écoulé de Gisèle Prassinos, une voix grecque, Sherbrooke (Québec), éd. Naaman, 198G.
21 Voir Julien Bestgen, " Us mots et leurs cimes. 'Dans les cages du vent', par José Ensch ", Luxemburger Wort. Die Warte. Perspectives, 05.03.1998.
22 Voir Jaiel El Gharbi, "José Ensch : récit dune poétique ", Revue luxembourgeoise de Littérature générale et comparée 1999-2000, pp. 14-28 (27).
23 L'origine de la déclaration de Raymond Queneau, glanée dans une coupure de journal non identifiée, n'a pas pu cire établie, malgré l'appel lancé à d'émnients connaisseurs de ce poète.
24 Texte basé sur F. Wilhelm,Jr A clavier ouv&rt... (16> "Dans les Cages du vent' ", Tageblatt. Livres. Bücher, L6.O1.1998.